introduction expositions portrait
Jean-Paul Huftier
ou
Une fenêtre sur le vertige
Il manque à ce matin
une fenêtre qui offre un cadre
au champ qui lange de vert la lune
la main est moins délicate
qui se ferme sur elle-même
ce que le poids de l'outil
vif lui donnait de finesse
on le sait inimaginable
Tchicaya U Tam'si

Dans un ancien numéro d'Art Presse, le critique Pierre Schneider décrit Jean-Paul Huftier au travail «L'attirante succession de rideaux, plan après plan, ne sera qu'un mur de l'atelier sur lequel est punaisé sa toile».[1] Le propos mérite l'explication. Pour l'apprécier réellement, il faut revenir sur les lieux.

C'est au mitant des années 1980. Imaginez. Vous entrez par un escalier sombre dont la porte agite la voix aigrelette d'une clochette. En arrivant aux dernières marches, les lueurs glauques d'un aquarium jettent des nuances d'Amazonie et quelques plantes devenues arborescentes cachent plus ou moins des fétiches aux formes déroutantes. Vous êtes déjà très loin.

Contournez la grande table et fiez-vous, pour rejoindre l'artiste, aux claquements secs qui résonnent dans ce lieu hors du monde. Quoi qu'indubitablement peintre, Jean-Paul Huftier fait une usage immodéré de l'agrafeuse professionnelle, mais nous y reviendrons. Il est là. A ses pieds, à droite, un énorme tas de papiers qu'il ne faudrait pas prendre à la légère, c'est une fontaine qui cache des trésors. Il faudra y revenir aussi. Pour le moment, lui est debout face à ce mur en bois qui est sa cimaise.

C'est une posture qui conduirait peut-être à la confusion pour qui prendrait cette position pour celle du peintre devant un chevalet. Ici, c'est le mur qui est un couloir, mais qui est le mur et qui est le tableau, mais aussi le mur. Coulures, giclements, traces. Revenons à Pierre Schneider. «Le mur reste le mur. La toile, elle, devient autre chose. Le hasard objectif et la nécessité subjective se côtoient, presque identiques, tellement différents. Huftier ne cesse de les comparer, épiant la naissance de cette différence, s'assurant qu'elle n'a pas disparu : "Ma toile est terminée quand j'ai oublié le mur".»[2] La toile est directement agrafée au mur. C'est l'explication du bruit. Une épaisseur de peinture sèche est restée accrochée, se mêlant dans un magma d'arc-en-ciel où se remarque à peine les nuances plus fraîches des pigments les plus récemment utilisés. Beaucoup plus tard, en voyant des photos de l'atelier d'Eugène Leroy, j'ai pu retrouver cette gangue de peinture qui fait du peintre l'archéologue de sa peinture. Il est indéniable qu'il y a, chez Jean-Paul Huftier et du geste et de la matière. Dans Je reviens de l'Ouest (1991)[média], la trace et les recouvrements sont indéniables, dans Lascaux[média] la matière irrécusable.

Mais là encore, la piste est fausse. L'erreur fréquente résume le travail de Jean-Paul Huftier en le rapprochant de l'abstraction lyrique, soit d'une peinture abstraite marquée par une implication du corps du peintre dans une gestuelle expressive de ses émotions. Certes, mais, en l'espèce, c'est se tromper d'enjeu. Si Jean-Paul Huftier met volontiers son corps en jeu, ce n'est pas devant le tableau. Il a d'autres moyens.

L'enjeu de la peinture de Jean-Paul Huftier se situe dans une suite de constructions très inventives de formes de l'espace. Voilà l'explication de la mine de papier que nous remarquions au pied du peintre au pied du mur. Posant ceux-ci, les retirant, en reprenant parfois pour en faire des œuvres en soi, ainsi le Sous Verre[média], Jean-Paul Huftier intègre ces moments d'une autre peinture dans sa peinture. Et les y laisse -comme dans Petit Chinois (1993)[média] -ou pas comme on peut en voir la trace dans 5 90[média] par exemple. Ces superpositions de surfaces que l'on repère dès que l'on y regarde avec attention traduisent en deux dimensions l'infini de l'espace sans le recours du subterfuge figuratif de la perspective. Cette épaisseur plane explique le vertige qui prend à trop s'approcher de ces œuvres. Comme si Jean-Paul Huftier ouvrait une fenêtre sur l'ailleurs au travers de son fameux mur. Même dans des œuvres plus anciennes, comme La Croix de bois (1974)[média], le peintre s'ingénie à construire comme des dessins d'architectures ou d'urbanisme étrange. Fabrique de chemins et des formes déroutantes qui interrogent déjà l'espace.

La gestuelle, le trait, comme dans Une Vache[média], la coulure, tous ces témoignages de l'activité physique du peintre, n'ont d'intérêt que dans la superposition de leurs indices dans l'ouverture de l'espace. Jean-Paul Huftier pour apprécier Pollock n'en emprunte pas les chemins. C'est l'erreur que commet Claude Minière quand il résume le travail de Jean-Paul Huftier à ces actions et qu'il écrit «Les moyens plastiques convoqués [pour les idées d'évènements, d'actions, de fêtes, de présence du corps et d'implication du spectateur] sont le plus souvent indexés à une rigueur technique : le noir et blanc, la photographie, la vidéo, les mesures strictes; Ils sont plus rarement ceux de la peinture et de la dépense dionysiaque que Jean-Paul Huftier manifeste toujours»[3]. Et de rappeler les nombreuses actions, les fêtes avec modèles et musiciens, que le peintre a beaucoup pratiquées. Mais il faut noter que ce n'est jamais de la peinture, avec couleur, papiers superposés et découpés, coulures et recouvrements comme pour les tableaux. L'action, c'est le dessin. La rigueur classique est là. C'est une autre histoire; et plutôt que de l'abstraction lyrique, il faut plutôt voir en Jean-Paul Huftier un cousin infiniment rebelle du mouvement Support Surface. Mais cette distinction n'est que de piètre intérêt. Le voyageur est reparti, sans doute par l'une de ces fenêtres.

P V
[1] Texte repris dans le catalogue Galerie Stadler,Octobre Novembre 1984
[2] Op. Cit.
[3] L'Art en France -1960 -1995-; Claude Minière,Nouvelles Editions Françaises, Paris 1995, p 27
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